L'édito de Ludo
Aujourd’hui, nous allons donc parler de gouvernance partagée. Pour certains ce mot est synonyme d’espoirs et de lendemain qui chantent. Pour d’autres de fumisterie. Et pour une majorité c’est un terme que l’on entend par ci par là sans en comprendre tout le sens.
Du coup je vous propose de commencer par une petite définition : “La gouvernance partagée vise à réduire ou à supprimer la concentration des pouvoirs entre les mains d'un petit nombre de personnes, pour les répartir parmi celles qui réalisent le travail”. Mais cette définition elle est large, flou, et même un peu fourre-tout. D’un côté nous allons retrouver les entreprises libérées et les entreprises Opale qui restent très hiérarchisées et qui vont souvent se donner des airs d’horizontalité, alors qu’elles invisibilisent les rapports hiérarchiques. Que ça soit par des méthodes managériales comme l’agilité ou des méthodes plus complexes de délibération comme l’Holacratie, comme chez Décathlon. En donnant plus d’autonomie opérationnelle aux salariés, l’objectif est d’en augmenter l’efficacité et l’investissement : en somme une forme renouvelée d'auto-exploitation, si l’on en revient à Maurice Joyeux dont je parlais dans un épisode précédent. Nous penserons aussi à la démocratie participative et ses nombreuses récupérations. Que ça soit la mise en place par des collectivités, ou par l’Etat : comme le fiasco prévisible de la convention citoyenne pour le climat. Bien que cette convention fut riche en discussion, en participation et en intelligence collective elle ne changea rien à rien, privée de moyens délibératifs et exécutifs. Ou que ça soit par l’extrême droite, avec le site democatrie participative, ouvertement raciste et antisémite, sans citer tout le reste.
De l’autre côté du spectre nous trouvons des initiatives qui tentent réellement de répartir le pouvoir en leur sein et qui pourraient, sous certaines conditions, se rapprocher d’une forme pré-autogestionnaire.
Et dans la mêlée, on trouvera des propositions très formalisées, ou codées. C’est le cas par exemple de la sociocratie, dont vous avez surement déjà entendu parler. Si je l’introduis à vos oreilles c’est parce que les Designers Ethiques que nous recevons aujourd’hui se sont largement mais librement inspirés de ce modèle pour leur gouvernance.
Alors, la sociocratie c’est quoi ? En quelques mots : votre organisation va se structurer en groupes, appelés cercles. Souvent thématiques ou par projet. Chaque groupe possède une grande autonomie d’action, sauf si son action touche au domaine d’un autre cercle auquel cas il doit être impliqué dans des décisions. Pour cela chaque cercle envoie des personnes représentantes dans les autres cercles, appelés “liens”. Les décisions se prennent au consentement, c’est-à-dire quand personne n’estime qu’elles peuvent nuire à ce qui est déjà entrepris dans le collectif. Les élections se font elles sans candidats. Voilà pour les grandes lignes !
Si vous voulez en savoir plus, internet vous tend les bras. Quoi que, à ce propos, petit avertissement. Le principal promoteur en France de la sociocratie est le mouvement Colibri via l’Université du Nous. Il propose des formations, des supports numériques et même un MOOC “gouvernance partagée”. Il me semble utile de vous signaler qu’il a ce mouvement est très marqué par la religion contemporaine “New Age”. J’en veux pour preuve qu’à son dixième anniversaire, l'Université du Nous a sondé ces anciennes personnes participantes à leurs formations. 30% des personnes formées déclarent qu’un frein à l’application du contenu vu en formation est, je cite : “ c’est trop new age”. Vous voilà avertis. Et si le new age ça ne vous parle pas, je vous conseille les excellents podcast Méta de Choc.
Pour autant, ce n’est pas l’université du nous qui a créé la Sociocratie mais Gérard Edenburg dans les années 70. Et l’intention de départ était notamment de limiter les tensions dans les organisations en ne mettant en œuvre que des décisions consensuelles.
La sociocratie a depuis été étudiée et des limites sont à pointer : premièrement les hiérarchies préexistantes peuvent perdurer, au travers d’une hiérarchie des cercles, nous retrouverons par exemple souvent un cercle de pilotage ou d’administration. Le modèle a été prévu pour permettre le décalquage d’une organisation vers le fonctionnement en cercles sociocratiques. Plus subtilement s’exerce souvent dans les prises de décision une prédominance des cercles gérant le budget. Ce n’est donc pas forcément un modèle qui remet en cause les relations de pouvoir. D’ailleurs, Christian Proust auteur du livre “Oser s’impliquer pour transformer la démocratie” analysera que les personnes partisannes de l’élection sans candidat ne sont pas tellement contre le pouvoir mais contre le combat pour celui-ci. Une autre limite que nous pouvons citer est qu'après quelques temps la participation aux décisions retomberait. Car celles-ci peuvent être longues et trop fréquentes.
Alors, comment ça se passe chez Les Designers Éthiques ? Quelles ont été les raisons d’un changement de gouvernance ? Comment celle-ci s’est opérée ? Pourquoi cette inspiration et pas une autre ? Quels effets sur les relations de pouvoir entre les membres ? Quels effets sur leur mobilisation et leur autonomie ? Mais aussi sur l’ambiance au sein du collectif ? Autant de questions que nous allons creuser avec Karl et Pascal.